Albert Algoud : Sa vie de prof en Haute-Savoie

Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant de raconter votre expérience de prof?Albert Algoud: Avec le recul, cette période de ma vie a été très intense. Peut-être même plus qu’à Canal Plus! Ça peut sembler bizarre de dire ça mais l’univers des adolescents était authen- tique, brut de décoffrage... alors que la télé était plutôt narcissique et pleine de rivalités grotesques. Ensuite, j’ai rencon- tré l’illustratrice Florence Cestac, qui a eu le grand prix d’Angoulême. On a sympathisé car je suis un grand fan de Tintin sur qui j’ai beaucoup écrit. Elle m’a proposé de mettre mon histoire en images. J’ai évidemment accepté car elle avait notamment mis en scène la vie de Pétillon dans Super Catho.

Votre BD commence bien car on comprend que prof n’était pas une vocation !Non, je venais d’un milieu monarchiste très catholique et réactionnaire. Je m’en suis détaché à l’adolescence et j’ai évo- lué politiquement en lisant Baudrillard, les Situationnistes, Octave Mirbeau... J’ai donc passé le Capes et je suis deve- nu prof de français car je ne savais rien faire d’autre... J’ai ensuite pris du plaisir à être enseignant en le devenant !

Vous avez rapidement été affecté en Haute-Savoie, que vous ne connaissiez pas...Oui, en 1978, je suis arrivé à Annecy pour une année mais c’est mon expé- rience à la Roche-sur-Foron qui m’a beaucoup marqué juste après et que je raconte dans la BD. Pour moi, l’urbain, cette région était exotique. Je raconte ma première sortie à la boulangerie où je ne comprenais rien du patois local: “je vous y mets dans un cornet”, “atten- tion, j’ai passé la panosse.” Je me suis assez bien intégré pendant quatre ans et j’ai beaucoup apprécié la vallée de l’Arve. Dans cette région, il y a eu beau- coup de circulations, d’apports italiens, avec le décolletage. Ça apporte une cer- taine gaîté.

Mais vous évoquez quand même les “crétins des Alpes”...Oui, c’est une insulte qui m’avait mar- qué plus jeune, dans la bouche du capitaine Haddock ! Mais les Savoyards en plaisantent aussi. Au fond, c’était un peu injuste car des crétins, il y en avait dans les Pyrénées ou le Massif Central, partout où l’eau était pauvre en iode, où il manquait de légumes frais à cause de l’altitude... Et au collège, quels sont vos souvenirs ?J’ai eu essentiellement des 6e et 5e qui étaient naïfs et émouvants. Il y avait une grande mixité, avec beaucoup d’enfants d’agriculteurs, mais aussi des urbains, des immigrés... Je me souviens d’une élève turque qui venait d’arriver en France et qui avait rattrapé son retard en un an! Ils avaient tous une person- nalité tellement attachante.

Vos méthodes pédagogiques étant aux antipodes de ce qui se pratique aujourd’hui, comme le harcèlement que vous régliez de façon expéditive...Vouliez-vous faire passer un message avec cette BD?Non, je voulais surtout rapporter des souvenirs marquants. Je n’avais aucune intention de donner des leçons. En revanche, je pense qu’on peut renouer avec des pratiques libertaires dans l’éducation. Sans m’en rendre compte, avec mon tempérament, j’ai appliqué ces méthodes. Plus tard, j’ai découvert Pennac et ses droits imprescriptibles du lecteur. C’est exactement comme cela que je travaillais.

Quels étaient ces droits?Sauter des passages, ne pas finir un livre, lire n’importe quoi, lire n’importe où... Ces libertés avec le livre, je les ai proposés à mes élèves. Les parents étaient un peu... surpris pour ne pas dire choqués, mais j’ai amené à la lecture des jeunes qui n’aimaient pas ça. Tout simplement parce qu’ils pouvaient lire Tintin ou une BD sans que ce soit considéré comme de la sous-littérature. J’étais plutôt dans la ligne des Piaget, les pédagogues qui prônaient l’éducation collaborative : les plus forts aidaient les plus faibles, les plus grands les plus petits. Mais j’ai commis des maladresses et j’étais sur- tout ingérable.

On constate en effet votre grande difficulté à rentrer dans le moule de l’institution !Oui, mais comme d’autres profs. Pour autant, ils étaient entièrement dévoués à leurs élèves. Je me souviens d’Alberic le prof d’arts plastiques qui menait des projets ambitieux avec eux. Ils avaient réalisé une fresque sous le préau. Le prof de sciences nat était génial. Dans la BD, j’évoque des profs sensationnels et invraisemblables comme Fanfoué, le prof de français qui ponctuait toujours nos discussions de citations latines. Il était tellement drôle et vif! Il y avait aussi Pierre Labrunie, le prof de sport. Un grand alpiniste. Une voie porte son nom dans les Grandes Jorasses.

Vous avez des souvenirs étonnam- ment précis de cette période !Oui, j’ai revu certains collègues et j’ai même gardé des liens avec certains élèves. Quand je regarde les photos de classe, je suis capable de donner beaucoup de noms. Cette expérience a été vraiment marquante dans ma vie. Ensuite, j’ai été nommé quatre années dans un collège en banlieue parisienne. Ça n’a pas été pareil. Il n’y avait pas de pittoresque. J’ai continué mon job mais je pétais les plombs complètement. Il fallait que je parte.

Quel genre de prof seriez-vous devenu si vous étiez resté dans l’Education nationale?Je serai devenu complètement barjo car je n’aurais pas supporté l’ennui. Je me serais fait virer. Et puis, dans la banlieue parisienne, j’ai assisté au vrai harcè- lement. C’était violent. J’ai même été menacé personnellement par des mecs dangereux quand j’ai essayé de régler le problème. J’imagine ce que ça doit être aujourd’hui pour les profs...

Votre BD est donc plutôt un plaidoyer pour les profs !Oui, car même si à l’époque, j’étais assez dur avec les profs ennuyeux qui pensaient au catalogue Camif, je les comprends. Ils sont en première ligne de la République. Quand je vois par exemple le rapport à la laïcité avec des menaces permanentes, le meurtre de Samuel Paty..., je suis effrayé.

C’est aussi en Haute-Savoie que vous avez commencé la radio ? Oui, Mitterrand venait de libérer les ondes au début des années 80. Un collègue m’a proposé de participer à la création d’une radio à Annecy, Contrebande. J’ai tout de suite été par- tant car je me demandais quand même quel était mon avenir, je commençais à écrire, notamment de la poésie. Cette radio, c’était très insouciant ! On s’amu- sait sans plan de carrière. C’était un peu vulgaire mais inventif. C’est là que j’ai créé des personnages qui ne m’ont pas quitté ensuite comme l’abbé Nora- gie devenu le père Albert. Il y a eu des plaintes de l’évêché. On avait une émis- sion où les auditeurs appelaient pour dire du mal de quelqu’un sans dire son nom. On avait une liberté totale.

Le Prof qui a sauvé sa vie,Albert Algoud et Florence Cestac, éditions Dargaud, 15 €.