“Avant de partager une information, toujours je la vérifierai !”

Un programme qu’elle a créé et qui fait désormais référence. Rose-Marie Farinella qui vient de publier “Stop à la Manipulation” et qui est devenue intervenante en éducation aux médias fait logiquement partie des 13 membres de la commission “Les Lumières à l’ère numérique” lancée par le Gouvernement, pour lutter contre les fake news. Entretien. Par Maud Guillot.

Comment vous êtes-vous intéressée à la lutte contre les fake news? Rose-Marie Farinella : Dans la première partie de ma carrière, j’ai été journaliste dans la presse écrite. J’ai travaillé pour des journaux spéciali- sés en informatique: le 01, le Monde Informatique... Puis, je me suis intéressée aux sujets de société autour de la psychologie de l’enfant dont le men- songe et le non-dit. Au bout de 7 ans, j’ai changé de métier. Je venais d’avoir ma fille.

Devenir institutrice, c’était logique pour vous?Oui, il y avait un cheminement logique. À l’IUFM où j’ai été formée, j’ai présen- té un mémoire sur l’éducation aux mé- dias. C’était il y a plus de 25 ans. Mais je n’ai pas exploité immédiatement cette double compétence car je voulais travailler avec des maternelles. J’ai été nommée à Taninges en Haute-Savoie. On a quand même obtenu un prix du Clemi pour la création d’un journal scolaire avec ma classe de moyens-grands.

Qu’est-ce qui vous a poussée à creuser la démarche autour des médias ?J’ai commencé à m’inquiéter en 2014 car je recevais plein de fausses informations sur mon compte Facebook, de la part d’amis. À l’époque il y avait des manifestations concernant la théorie du genre. Des rumeurs circulaient sur l’école. On la soupçonnait de vouloir apprendre aux enfants l’indifférencia- tion sexuelle. C’était farfelu mais je me suis dit que si des parents étaient perdus, ça voulait dire que les enfants pouvaient l’être aussi. De plus, les enseignants de CM m’avaient fait part d’échanges agressifs de la part de leurs élèves, sur les réseaux sociaux.

Comment avez-vous élaboré votre programme ?Je n’ai pas trouvé de ressources péda- gogiques pour les primaires, contraire- ment au secondaire. J’ai donc commencé à construire un scénario pédagogique pour s’informer sur Internet et commu- niquer sur les réseaux sociaux. Mon angle était de différencier les infos des intox. Il a donc fallu que j’évalue les pré- requis, les connaissances indispensables avant d’aborder cette thématique. La première étant: qu’est-ce qu’une vraie information? Mais il faut aussi expliquer comment fonctionnent les réseaux sociaux, quel est leur modèle économique.

Ce n’est pas vraiment un sujet pour vos élèves de maternelle... Non, c’est pour ça que j’intervenais dans la classe de ma collègue, en CM2. J’ai expérimenté différents formats. J’ai fait ma dernière année scolaire en 2021, mais je suis désormais intervenante en éducation aux médias. Je vais d’ailleurs faire de la formation à Saint-Julien-en- Genevois, pour des CM2.

Ce n’est pas un peu compliqué à comprendre même pour des CM ? Il faut expliquer simplement. Mais ils comprennent très bien ! Si les réseaux sociaux sont gratuits, c’est parce qu’ils récupèrent nos données personnelles, qu’ils vendent à des entreprises char- gées ensuite de faire de la publicité pour nous vendre des produits. Ils créent des profils ciblés de consommateurs. L’objectif des réseaux est alors de capter notre attention, nous maintenir devant notre écran. Je leur parle aussi des algorithmes qui ne nous guident pas forcément vers les informations les plus qualitatives...

Mais les élèves de primaire n’ont pas accès à des réseaux sociaux! La première chose que je fais, c’est d’évaluer leurs pratiques. Si une minorité a accès aux réseaux sociaux, ils vont quasiment tous sur Internet, notamment sur Youtube. Chaque année, j’en trouve un qui n’a pas accès à Internet. Ensuite, j’essaie de comprendre leurs usages. Une année, on a par exemple travaillé sur Lama Fâché, un youtubeur dont ils étaient fans.

Vous travaillez aussi sur la différence entre l’information et la publicité...Oui, je leur demande si l’eau d’Évian permet de rester jeune, ou si les bon- bons Haribo apportent le bonheur ! Il s’agit de comprendre ce qu’est un slo- gan. Ensuite, je leur montre une publi- cité de voiture, puis un article sur un test de voiture réalisé par un journaliste. Dans le premier cas, seuls les points positifs sont soulignés. Dans le second cas, des critiques sont émises, avec diffé- rents points de vue, pour que le lecteur se fasse sa propre opinion. Dans le premier cas, l’objectif est de vendre, dans le second, c’est d’informer. Les enfants adorent chercher les publicités cachées : les contenus sponsorisés ou les place- ments de produit. On les traque dans les vidéos de Squeezie ou Norman...

Abordez-vous également le travail des journalistes ?Bien sûr. Je leur explique les 5W qui servent de base à un article: who, what, where, when et why, c’est-à-dire qui, quoi, où, quand, pourquoi... Ils doivent identifier qui a écrit l’article, à quelle date et sur quel site. Souvent, la date d’écriture et de la diffusion n’est pas la même. Je souligne l’importance de la source. Les enfants écrivent eux- mêmes des articles. Ils font aussi des impros avec des jeux de rôle: journa- listes et interviewés. L’idée c’est de leur faire comprendre que dans un événe- ment, les protagonistes n’ont pas tous le même point de vue. Certaines sources sont fiables et d’autres moins.

Ils doivent recouper les informations...Oui, dans une manifestation, si quelqu’un a vu un homme à terre avec du sang et qu’il le déclare mort, il faut demander à l’hôpital ou à la police si c’est vrai car le témoin a pu se tromper. Sachant que le journaliste est aussi in- fluencé par ses goûts, ses préjugés... On travaille alors sur l’objectivité et la sub- jectivité, ainsi que sur les biais de confir- mation, c’est-à-dire notre tendance naturelle à rechercher des informations qui confortent nos opinions.

Tout est fait sous forme de jeu?£Oui, il faut que ce soit ludique. Ils créent par exemple des vidéos où ils vantent les mérites d’un produit miracle... On fait beaucoup de théâtre. On joue les journalistes. Tout est très créatif : affiches, reportages, photos... On a toute une partie sur les illusions d’optique, pour se rendre compte que notre perception des choses peut être trompée. Comme les paréidolies, quand on voit des formes familières dans les nuages. Ils fabriquent leurs propres illusions d’op- tique. Quand on se filme, ils portent un masque de hoaxbuster, ils sont des dé- tectives du web qui traquent les fausses infos !

Comment travaillez-vous justement sur les fausses informations?Je leur demande d’évaluer les faits : sont-ils prouvés ? Existe-t-il des avis contradictoires ? Un conflit d’intérêts ? La source est-elle fiable? Je les encou- rage à regarder les mentions légales, les rubriques “à propos de nous”... Je leur montre des journaux de presse écrite.

Vous accordez donc du crédit aux journalistes professionnels?Oui, mais je leur apprends quand même à croiser les informations. Même un journaliste professionnel peut se tromper. On est dans une société où on veut être le premier, où on veut faire le buzz... Normalement, un journaliste sérieux publie ensuite un démenti. Il y a aussi des rubriques de fact-checking qui sont intéressantes.

Et comment abordez-vous les images qui sont de loin les éléments les plus regardés sur Internet ?Les enfants sont effectivement confrontés aux images en permanence. Snap Chat, Instagram..., ce sont des réseaux sociaux basés sur l’image. Je leur demande de faire un repor- tage photo sur Taninges, en démon- trant que leur village est le plus beau de France, puis le plus laid. Les deux infos peuvent être démontrées par des photos, en fonction du point de vue du photographe. J’essaie d’expliquer l’importance de la contextualisation : qui a pris cette photo ou cette vidéo, quand, pourquoi...? Je leur montre par exemple une vidéo où un homme court après un autre. Au début, on pense qu’il va l’agresser. On comprend ensuite qu’il va lui sauver la vie.

Vous les sensibilisez à la manipulation des images?Oui. Je leur demande de faire des photos en plongée ou en contre-plongée. Leur chat a alors l’air tout mignon ou agressif ! Je leur montre l’importance du cadrage, serré ou pas. J’ai pris leur maîtresse en train de couper un gâteau. En serrant, on avait l’impres- sion qu’elle allait couper les doigts des enfants. En dézoomant, on voyait juste une fête d’anniversaire... Il y a plein d’outils intéressants : google map pour vérifier le lieu d’une prise de vue, tineye pour retracer le parcours d’une image... Je leur montre aussi les mani- pulations techniques avec photoshop. On traque les mauvais détourages, les détails bizarres. Des photos anciennes, par exemple de guerre ou de manifestations, peuvent être détournées avec des fausses légendes.

Mais c’est un travail sans fin face à l’afflux d’informations...Bien sûr, on ne peut pas passer des heures à tout vérifier. En revanche, on a une responsabilité avant de par- tager une information. J’essaie de leur apprendre à réagir à la lumière de la raison et non sous le coup de l’émo- tion, alors que les réseaux sociaux fonctionnent là-dessus. Il vaut mieux suspendre son jugement plutôt que de se faire plaisir. À la fin, quand je leur donne leur diplôme, je leur fais prêter serment sur la tête de leur souris d’ordinateur : “Avant de partager une infor- mation, toujours je la vérifierai !”

Enfin, vous les sensibilisez à la haine sur Internet ?Bien sûr, on travaille sur la cyber-ci- toyenneté. Qui a intérêt à diffuser ces fausses informations ? Que faire face aux contenus haineux ? Leur premier réflexe, c’est de dire qu’il faut censurer. Mais je leur explique la nécessaire liberté d’expression, primordiale en démocratie. C’est vraiment important de leur en parler.

Avez-vous travaillé sur la crise du Covid ?Là, j’avoue que ça a été extrêmement compliqué. Les informations étaient tellement rapides qu’on avait du mal à s’y retrouver. La recherche était faite en temps réel. Il faut savoir faire preuve d’humilité... J’ai préféré ne pas trop aborder ces sujets.

Tout ce programme, vous l’avez créé toute seule ?Oui, mais en collaboration avec ma collègue du primaire. Ce projet a été primé cinq fois, à l’Unesco, la Commission européenne, aux Assises du journa- lisme, au Forum des Enseignants innovants, et à la Conférence nationale sur l’Éducation.

Les instits se plaignent souvent du manque de temps et de la multiplication des matières. Comment avez-vous fait pour intégrer l’Éducation aux médias ? On crée des passerelles entre les ensei- gnements. L’éducation aux médias, c’est beaucoup de français, de l’expression orale... Quand ma collègue a traité de la guerre de 39-45 en histoire, on a fait lire aux élèves une lettre de soldat français et une autre de soldat allemand pour confronter les points de vue. Ce qui faisait aussi partie de mon programme. On peut également utiliser le temps consacré à l’Enseignement moral et civique.

Pensez-vous que votre projet pourrait être généralisé ?D’autres instituteurs le font déjà en France mais les profs ne sont globa- lement pas suffisamment formés. On évoque souvent les dangers d’Internet, au collège, sans aller vraiment plus loin. L’adolescence est une période de vulnérabilité émotionnelle pen- dant laquelle les fausses informations peuvent être dévastatrices. Pour moi, il est donc important de commencer tôt, en primaire, quand les enfants sont très ouverts.

C’est pour cela que vous avez accepté de participer à la Commission Bronner ?On va réfléchir à l’incidence d’Internet sur la démocratie. On va réfléchir à des solutions pour lutter contre les fausses informations. C’est un sujet qui me tient à cœur. On va auditionner beaucoup de monde : des chercheurs et des experts de tous horizons. J’aurais été folle de refuser! Mais on n’est pas le ministère de la vérité.

Stop à la manipulation, Rose-Marie Farinella et EstelleWarin,Bayard Jeunesse, 71 pages, 12,90 euros.